«AUBAINE ET PRÉSAGE»
Raymond Hains, à propos du «bleu» d’Yves Klein ou des «rayures» de Daniel Buren, évoquait un retour, sur le territoire de l’art de la fin du XXe siècle, de ce droit d’aubaine qui autorisait un suzerain, au MoyenÂge, à s’approprier en toute légalité les biens d’un étranger mort sur ses terres (l’«aubain», c’était, autrefois, l’étranger). Dans un monde finissant, désenchanté, l’artiste n’aurait plus eu qu’à décréter «ceci est à moi» pour que sa signature fût, de facto, apposée sur le bleu du ciel, le tissu de décoration standard à bandes de 8,7 cm alternativement blanches et colorées, les affiches lacérées… Il est assez tentant d’imaginer que Nathalie Talec s’inscrit, depuis trente ans, dans cette tradition de l’appropriation d’un fragment du bien commun: le froid, et tous ses attributs dans l’imagination populaire, la neige, le givre, les animaux et les contes du Grand Nord, les merveilleuses lunettes d’ivoire des peuples qu’on appelait autrefois Esquimaux—trente ans demeurant une pure estimation, puisqu’il est arrivé à Nathalie Talec de projeter un film de famille la montrant à l’âge de huit ans se jetant dans la neige, comme une princesse héritière très tôt consciente de la principauté qui devait lui échoir. Il est d’autant plus tentant de voir son oeuvre de semblable façon que Raymond Hains utilisait volontiers la métaphore du drapeau planté sur un territoire pour décrire ce mouvement d’appropriation (le Nouveau Réalisme n’était pour lui qu’une sorte de fiction historico-juridique, «un petit drapeau planté sur un groupe» par Pierre Restany) et que le drapeau planté est, dans l’iconographie du siècle écoulé, fortement associé à la conquête des pôles. Nathalie Talec se réfère souvent à cette dernière, insistant presque davantage sur les fantasmes qui l’attachent elle-même à la figure de l’explorateur ou de l’exploratrice, double rêvé de l’artiste, que sur les manifestations visibles des températures hivernales que l’on trouve dans ses travaux…
GIMME SHELTER – 2013
Nous avons tous en tête les images de Peary plantant la bannière étoilée au pôle Nord, en 1909, d’Amundsen plantant le drapeau norvégien au pôle Sud deux ans plus tard, et surtout celle de Tintin fichant in extremis le pavillon du Fonds européen de recherches scientifiques sur le fragment d’étoile mystérieuse tombé dans l’océan arctique, sous les yeux furibonds des hommes du machiavélique banquier Bohlwinkel, arrivés un peu trop tard (à bord d’un bateau justement nommé le Peary…): l’image d’Hergé est la synthèse de toutes les autres. En 1969, c’est un drapeau encore que l’équipage d’Apollo 11 plantera sur la Lune, un geste archaïque couronnant une épopée technologique sans précédent. Cette façon de voir n’est pas absurde: Nathalie Talec s’inscrirait logiquement dans la mélancolie contemporaine des artistes, conquérants nés dans un monde où nul horizon ne s’ouvre plus à la conquête, hors celui des parts de marché supplémentaires, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne font pas rêver, et l’annexion d’idées rendues tangibles (le froid est une idée, pas un niveau de mercure dans un thermomètre). La diversité même des techniques qu’elle emploie—si le thème ou l’idée du froid sont chez elle massivement présents, il est bien difficile de discerner quelque chose comme un style qui identifierait son oeuvre—trahirait le désespoir d’une artiste à la recherche de toutes les issues dans un univers qui n’en contient peut-être pas. Mais il y a sans doute plus encore dans le travail de Nathalie Talec que l’évocation douce-amère de la condition contemporaine des artistes. Je me souviens de la première rencontre que j’ai faite de son oeuvre, en 1986, à l’occasion de l’exposition Machines affectées, dont Ramon Tio Bellido avait assuré le commissariat, au musée de l’Abbaye Sainte Croix des Sables d’Olonne. Nathalie Talec y présentait des Paroles gelées qui n’avaient pas grand chose à voir avec celles de Rabelais: un téléviseur comme hâtivement rangé dans un réfrigérateur diffusait la complainte Cry Me A River (était-ce dans la version française de la belle Viktor Lazlo, Pleurer des rivières, qui avait connu un succès considérable en 1985? Nathalie Talec en playback? Ça, je l’ai oublié…), tandis que des gouttes d’eau produites par le dégivrage du frigo tombaient dans une triste bassine de matière plastique, comme si les paroles de la chanson prenaient corps dans d’authentiques larmes…
C’était très beau, et très inquiétant. Je crois qu’aucun d’entre nous—les spectateurs—n’a fait à l’époque le moindre lien avec le désastre écologique qui nous guettait. Non que notre conscience écologique fût absente, mais elle portait alors sur la pollution de l’air et de l’eau, la prolifération terrifiante des déchets nucléaires, pas encore sur le phénomène du réchauffement climatique que nous expérimentons aujourd’hui, trois décennies après la fonte des premières paroles gelées de Nathalie Talec, si douloureusement dans nos chairs. Bientôt, le passage du Nord Ouest sera une réalité, de ridicules paquebots de croisière et des pétroliers s’y engouffreront, et des lobbies feront accroire à tous que la fonte de la banquise est un atout pour la croissance économique. Rétrospectivement, l’oeuvre de Nathalie Talec dans Machines affectées, en 1986, ne cesse de m’apparaître comme une invraisemblable prémonition de l’enfer (chez Dante, il peut certes être froid, mais la tradition a fort justement retenu qu’il était plutôt brûlant). Les artistes ont ceci en partage avec les grands savants que chez eux l’intuition, sans remplacer le savoir ou la déduction, les précèdent, et qu’il ne faut jamais considérer distraitement ce qu’ils nous proposent. De sorte que lorsque je vois aujourd’hui des installations, des dessins, des photographies de Nathalie Talec, même lorsque je ne les comprends pas—surtout lorsque je ne les comprends pas (prétendre que l’on comprend toujours tout de l’art en train de se faire signe immanquablement l’imposture, en art nous sommes comme les enfants, nous sentons avant de comprendre): ces jeunes filles bâillonnées, ces danseuses du ventre au musée…—je commence par me demander quelle intuition s’y cache quant à notre avenir proche, et cela suffit à capter immanquablement mon regard, surtout si je sens que je pourrais la déchiffrer.
Par Didier Semin